Quel est le centre de l’Afrique ?

Quel est le centre de l’Afrique ?

Haïti n’existe pas, « elle a disparu de notre mémoire », explique Christophe Wargny (1). Après y avoir séjourné et rencontré ses habitants, agriculteurs, artistes, journalistes et gens de tous les jours, je peux vous assurer que peu de pays existent aussi intensément que ce brin caribéen : un bout d’île qui continue de briller dans sa dérive (voir article « Écrire » Haïti, cultures africaines). Le premier soulèvement d’esclaves victorieux, la première république proclamée par un peuple colonisé, est universel : son épopée appartient à tous les damnés de la terre. Pensant défendre l’héritage de Toussaint Louverture – modèle pour les militants de l’ANC -, le gouvernement sud-africain a envoyé des renforts armés (2) au régime chancelant et chaotique du « messie présidentiel » Aristide. Non, si je devais douter de l’existence d’un pays, ce ne serait pas certain pas Haïti, mais la « République centrafricaine », le pays de mon père.

Sur l’existence de « l’Afrique centrale » Interrogé sur mes « origines », j’ai dû dire combien de fois les « Centrafricains » ne venaient pas d’Afrique centrale (même si c’est généralement vrai), mais de « République centrafricaine ». Et même là, cela ne suffisait pas toujours, il arrivait souvent que mon interlocuteur me demande à nouveau avec un soupçon de colère dans la voix : « Oui, mais de quel pays, le Congo, le Gabon, le Cameroun ?.. Mais comment blâmer les gens pour leur manque de connaissances ? Quoi de plus vague, quoi de plus abstrait que le nom de ce pays ; un nom « hermaphrodite », dont le sexe varie continuellement d’un homme à l’autre (« le » ou « la » République centrafricaine), selon que l’on se concentre sur le « centre » ou « l’Afrique ». « Afrique centrale », un nom qui, contrairement au nom « Haïti » (3), n’évoque pas grand-chose, sauf, bien sûr, la figure ubuesque de l’empereur Bokassa et le fameux « boîtier en diamant » de Giscard. Un contraste saisissant entre la République centrafricaine et Haïti, deux pays dont l’histoire récente montre néanmoins des similitudes (4)… Compte tenu du nombre ridicule de livres, d’articles, de documents et de films qui existent sur le sujet, « l’Afrique centrale » apparaît comme l’une des zones grises les plus importantes du continent africain : un point de fuite plutôt qu’un « centre ». Depuis la chute de Bokassa, lorsque le pays a fait naufrage, des parties entières du territoire national (notamment au nord et à l’est) devenues inaccessibles et incontrôlables sont retournées dans l’espace blanc des Terrae Incognitae. Il n’est pas moins évident que la République centrafricaine (RCA) se trouve en Afrique centrale. C’est là le paradoxe de Centrafricaine, elle est située à la fois au centre — le centre géographique du continent — et à la périphérie — loin des cycles économiques et culturels les plus importants de l’Afrique. La périphérie de la République centrafricaine s’explique en partie par l’extrême isolement du pays : presque toutes les importations et exportations se font par la route, véritable cordon ombilical qui relie Bangui au port camerounais de Douala. Il faut dire que les zones frontalières du Soudan et du Tchad sont très dangereuses (effets du Darfour, prédateurs des rebelles tchadiens et centrafricains, abus des forces centrafricaines, etc.) et la cargaison sur l’Oubangui est négligeable. L’isolement de la République centrafricaine en Afrique est le même que celui de Bangui en République centrafricaine. Donc, double enclave. Bangui est séparée de la majeure partie du pays et se bat de jouer son rôle de centre politique, culturel et économique : ce qui, bien entendu, était la question de la souveraineté de l’État sur son territoire et son existence. Une centralité « maudite » L’Afrique centrale partage la même idée de forêts « intactes » avec des régions telles que l’Amazonie et la Papouasie : les seules voies d’accès à ces « mondes perdus » sont les rivières et les rivières. Au 19e siècle, les forêts humides de l’Afrique équatoriale, et en particulier le bassin du Congo (dont l’Oubangui est un affluent), seront les dernières régions du continent à être explorées, conquises et cartographiées. Le retour au Congo équivaut alors à un voyage dans le temps aux premiers âges de l’humanité et de la nature préhistoriques. « Continent noir », l’Afrique est gravée dans la nuit : l’aube des temps, la nuit de l’inconnu, la nuit des peaux anthracite. S’exclame, à propos des nègres, l’un des personnages dans Voyage à la fin de la nuit. Ce qui est souvent ignoré, c’est que l’auteur de ce roman, Céline, a lui-même travaillé pour l’une des sociétés de concession qui a saigné la Haute-Sangha (une région située entre la République centrafricaine, le Cameroun, et le Congo). Pour souligner la honte de ces entreprises, il invente la société « Pordurière » dans son roman. Pour les explorateurs, les colons et les aventuriers de toutes sortes à la fin du 19e siècle, l’ombre s’épaissit au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le « pays d’ébène » (livre d’Albert London). Dans son « cœur », il y a des ténèbres, une sauvagerie impeccable. La figure du « bon sauvage » cède ainsi la place à celle du sauvage « cruel et sanguinaire », un être animal qu’il faut pacifier ou réduire : c’est précisément la mission civilisatrice de « l’homme blanc ». C’est donc au moment de la montée de l’impérialisme que l’image est en train de se forger. « sombre » de l’Afrique centrale, une image qui, dans une certaine mesure, détermine les représentations de cette région. Mais la « noirceur » que crée le « cœur » de l’Afrique n’est que l’autre côté des « lumières » que les Européens prétendaient y propager. Avec cet impératif, Kurz, le héros du célèbre roman de Conrad Au cœur des ténèbres, a conclu son récit de la « mission civilisatrice de l’homme blanc ». Pour Sven Lindqvist (5), les « ténèbres » de l’Afrique centrale sont avant tout les pratiques coloniales qui constituaient un génocide et dans lesquelles il voit l’une des généalogies de la « solution finale », l’extermination des Juifs. Ce n’est qu’à la lumière des ravages causés par la colonisation et le commerce oriental (raids et traite des esclaves organisés par certains dirigeants musulmans, en particulier le sultan des « Dar Four ») que l’on peut comprendre l’une des particularités de la RCA : sa démographie moqueuse (environ quatre millions d’habitants sur plus de 600 000 km²). Si ça L’Afrique équatoriale française (AEF) a connu l’une des colonisations les plus violentes, elle a été complètement soumise au terrible régime des « grandes concessions », à l’instar du Congo belge : les entreprises privées étaient responsables du « développement » de vastes zones, presque sans contrôle administratif. Nouvelles sociétés d’esclaves, ces sociétés concessionnelles ont été introduites comme moyen de chasse à l’homme régulière du gouvernement, de quasi-esclavage des résidents, de prise d’otages familiaux, de torture et de massacre. D’où les famines, les épidémies, les migrations de masse et le dépeuplement. Cependant, lorsqu’ils ont dénoncé les pratiques prédatrices et sanguinaires de ces compagnies, Albert Londres (Terres d’Ebony) et André Gide (Voyage au Congo) n’ont pas remis en cause l’entreprise coloniale elle-même : à leurs yeux, elle a conservé une légitimité que certains qualifieraient désormais de « valeur positive » de la colonisation. Ce que disent ces deux auteurs Le plus choquant au début du XXe siècle a été l’échec total de « l’amélioration » des zones de l’AEF (6) par rapport au développement relatif de l’AOF (Afrique de l’Ouest française). La troisième mission de Brazza en Afrique centrale (1905) a abouti à un rapport très strict sur les « abus » du système de concession. « Les problèmes les plus graves ont eu lieu entre la Haute-Sangha et le Haut-Oubangui en raison d’accords entre des agents privés et certains administrateurs : (…) Une cinquantaine de femmes et d’enfants pris au milieu de l’otage pour forcer des hommes à récolter du caoutchouc sont morts de faim en quelques semaines. Brazza a conclu que l’enlèvement de femmes dans la région était généralisé, ce qui était considéré comme un complément naturel à toute oppression et comme un moyen de coercition habituel pour exiger des porteurs et collecter des contributions en nature aux zones accordées. (…) dans la concession du Mpoko, derrière Bangui, une nouvelle enquête, en 1906-1907, se termine par le meurtre avéré de 750 hommes et probablement 750 autres » (7). Le rapport de Brazza a été enterré immédiatement, en même temps que son auteur, décédé dans des circonstances sombres peu après son retour en France… Bangui et son « double »… Dès les premiers comptoirs sur les voies navigables, le peuplement du cœur de l’Afrique a eu lieu. Bangui est né du fleuve Oubangui : L’emplacement de la future capitale est en effet choisi en fonction de la navigation et du fret fluvial. Au début, la ville n’était qu’un avant-poste colonial, une sorte de plateforme logistique destinée à soutenir l’invasion française de l’Afrique centrale : l’objectif géopolitique était de relier les régions françaises du centre du Congo à celles du Tchad. Oubangui ne sera pas seulement la matrice de la capitale, mais également de la République centrafricaine elle-même. Ceci est indiqué par le prénom du Le territoire centrafricain est occupé : « Oubangui-Chari ». La capitale de la RCA et son fleuve forment ainsi un véritable « couple » : Bangui (sexe féminin) /Oubangui (sexe masculin). Un couple ambigu, car l’Oubangui offre un espace de réflexion, miroir des désirs et des peurs les plus intimes des habitants. Bangui est une ville tordue par une faille intime, une ville schizo, une ville qui tourne le dos à son double : l’Oubangui. La plupart des habitants fuient la rivière, seuls quelques-uns s’y baignent ; ils craignent les forces occultes qui l’habitent. Nous soupçonnons les travailleurs du fleuve (canoës, pêcheurs, etc.) d’être des talimbi, d’appartenir à des sociétés secrètes de sorciers qui emmènent leurs victimes sous l’eau puis les jugent, les torturent, les mutilent (articles de presse, procédures judiciaires régulières, voir la thèse d’Aleksandra Cprimic). Mais les créatures les plus dangereuses de l’Oubangui, parce que les plus séduisantes et les plus Les Mami Wata sont sans aucun doute les moins tangibles : des sirènes africaines ayant la « vertu » de se procurer richesse et pouvoir (voir les œuvres de Lucie Touya et Bogumil Jewsiewicki sur Mami Wata dans la culture populaire congolaise). Il s’agit bien entendu d’un pacte faustique : ils exigent corps et âme pour le prix de leurs faveurs. Amoureux exclusifs, jalousie extrême, elle coupe peu à peu son favori du commerce avec d’autres personnes, y compris ses familles. Et ceux qui trahissent leur amour vampirique, leurs « biens » – ce qui arrive forcément – finissent toujours sous l’eau ou entraînés dans le labyrinthe de la folie. En fait, nous rapportons de fréquents cas de « transes », pathologies mentales associées à la « possession d’un wata de maman ». La « chanson » de ces sirènes est irrésistible et les vérités qu’elles transmettent à leurs conjoints fugaces semblent être une lente et poison puissant. Mami Wata est une figure hybride de l’imaginaire social africain : mi-humain, mi-animal, mi-traditionnel (héritier des génies de l’eau) mi-moderne (« vamp » qui aime le luxe, les parfums et les bijoux). Cependant, cette chimère aquatique a un certain degré d’existence, elle habite des femmes « libres » : ces femmes africaines qui, pour assurer le succès de leur entreprise, savent exploiter toutes les sources de séduction, de « magnétisme animal ». Qu’elles soient des « prostituées », des célébrités ou des femmes d’affaires, les « filles » de Mami Wata ne supportent plus de se confiner à la maison ou aux champs dans le rôle d’épouses fidèles et soumises. Sous la surface des eaux oubangiennes, ville « invisible », la ville « moderne » de Mami Wata Bangui double : ils y vivent dans des villas et des voitures climatisées de style occidental, et ont accès à toutes les nouvelles technologies (téléphones portables, ordinateurs, etc.). Au cœur de la « vraie » ville, la vie rêvée des sirènes africaines évoque une différence, un fossé, une hétérotopie… Jachères et identités Loin d’être une fin en soi, la friche est une réalité éphémère, un état de transition entre deux charrues. La régénération de la terre suppose son abandon des herbes sauvages. Les nouvelles cultures tirent leur fertilité de cette « oisiveté » cyclique. Lorsque vous accordez une période de repos à votre pays, vous devez vous donner le temps de réfléchir et d’envisager de nouvelles opportunités : travailler différemment, utiliser différentes semences, nouer d’autres alliances. Bien qu’elles ne soient pas le résultat d’un choix conscient, les friches urbaines ne sont pas fondamentalement différentes des friches agricoles : l’abandon, le manque de culture et le désordre jouent le rôle de ferments créatifs. Une ville a toujours des lacunes, des fragments d’espace qui peuvent être ajoutés au réseau de Priver les urbanistes et les promoteurs immobiliers de la pertinence d’une vie officielle et légale. Les friches, les usines désaffectées, les bâtiments délabrés créent une sorte de respiration dans le réseau urbain. De véritables laboratoires sociaux, dans lesquels de nouveaux modes de vie et de construction, de nouveaux usages du monde sont souvent testés. Ces espaces non identifiés renouvellent et enrichissent constamment le métabolisme des métropoles. Les artistes occidentaux qui investissent une friche partagent avec les habitants des pays du « Sud » la pratique du squat, du recyclage, du kidnapping, du hachage, du bricolage. Comme l’exhorte l’anthropologue J.L. Amselme (The Art of Wasteland), il faut aborder l’Afrique si l’on veut éviter les écueils de l’afropessimisme (manque, dysfonctionnement, retard). Prenons le cas des compagnies d’électricité de ce continent. Beaucoup d’entre eux se trouvent dans une situation désastreuse, juste avant Panne de courant (notamment ENERCA, la société centrafricaine). Même avec des ressources limitées, ces entreprises comptent souvent sur la virtuosité des forgerons locaux pour réparer ou redessiner des pièces de leurs turbines et autres machines. Ce « désordre », cet « abandon » qui prévaut dans le domaine de l’électricité, ne rappelle pas l’espace d’une friche : un espace qui, dans sa détresse, offre la possibilité d’autres pratiques et connaissances, la possibilité d’appropriation populaire de la technologie moderne. Les dysfonctionnements du secteur de l’électricité révèlent ainsi l’ampleur et la valeur du savoir-faire des forgerons africains. Aujourd’hui, ces artisans ne se limitent plus à la production de houes ou de couteaux de lancer : ils ont développé une connaissance des alliages modernes avec lesquels ils peuvent recycler des pistons d’engrenage, des batteries et des lames de suspension (voir le rapport UNESCO de B. Martinelli sur forgerons d’Afrique centrale). Ces nouvelles techniques hybrides circulent du Cap à Dakar, et au fur et à mesure qu’elles circulent, elles s’enrichissent : on les retrouve même dans certains quartiers des villes européennes. Tant que le savoir-faire local des Africains sera ignoré (que ce soit dans les secteurs médical, métallurgique ou agricole), les soi-disant « projets de développement » continueront de maintenir la dette, la dépendance et les nouvelles formes de colonialisme. L’échec fréquent des transferts technologiques en Afrique, comme semblent le croire certains responsables politiques français, n’est pas lié à une « mentalité » africaine résistante au « progrès », mais au contraire à la non-prise en compte du savoir-faire africain lors de l’élaboration de projets de développement (souvent conçus unilatéralement par des ONG, des institutions internationales), des élites locales distinctes). C’est pourquoi l’Afrique doit « se recentrer » sur elle-même : sur ses connaissances, ses techniques, ses pratiques, ses arts. L’Afrique n’est pas entravée par son histoire ; au contraire, elle doit renouer avec elle en réinventant les énormes circulations, synergies et communications que la division coloniale (et sa taxonomie « ethnique ») a partiellement suspendue. Parce qu’il permet d’aller de l’avant sur les autres, en intégrant des éléments extérieurs basés sur l’estime de soi et la maîtrise de son héritage, le recentrage est décentré. Il ne peut y avoir une acquisition créative des connaissances et des technologies modernes qu’à partir d’un « nettoyage », de ce qui nous est le plus unique. Le « centre » de l’Afrique n’existe pas, il est en jachère, et c’est une bonne nouvelle. Ce qui existe, ce sont les mouvements de centrage et de décentralisation, la pulsation de chaque territoire africain, leurs échanges entre eux et avec le reste du monde. L’avenir de l’Afrique est « Afropolitique » (voir l’article Afropolitanisme, Achille Mbembe). Denete Touam Bona

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1. Haïti n’existe pas : « 1804_2004, deux cents ans de solitude », éd. autrement. 2. « Le 24 décembre, des soldats sud-africains ont atterri aux Gonaïves pour préparer l’arrivée du président sud-africain Thabo Mbeky, qui participera aux cérémonies officielles du 200e anniversaire d’Haïti. », Alterpress 3. Taïno, qui rend hommage à la résistance des premiers habitants de l’île, les Indiens. 4. Curieusement, Aristide a été renversé quelques jours après mon retour en France (29 février 2004) et Manu Militari a été envoyé en République centrafricaine par les Français et les Américains ; un pays dans lequel il avait déjà été nommé prêtre et dont il parlait la langue nationale (le sango). 5. Tuez tous ces brutes : « L’odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen », éd. Snake, 1998, Paris. 6. « Les concessions ont été accordées dans l’espoir que les entreprises « promeuvent » le pays. Ils en ont profité, ce qui n’est pas pareil ; saignés, pressés comme une orange dont la peau vide est bientôt rejetée » dans Voyage au Congo, p. 92. 7. Haute-Sangha à l’époque des sociétés concessionnaires, Catherine Coquery-Vidrovitchden2am@yahoo.fr ///articles °:7250

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